L'expérience client n'est évidemment
pas nouvelle. Tous ceux qui travaillent dans les industries du luxe la
couvent depuis des lustres, ne serait-ce que pour mieux faire passer des
prix élevés. Les bons restaurants proposent des mises en bouche et des
mignardises, les grands hôtels soignent l'accueil à en devenir mielleux,
les boutiques de luxe font régulièrement refaire leur intérieur par de
grands architectes quand elles n'ont pas un jus ancien et prestigieux à
préserver.
Intimité du client
Désormais, cette expérience se diffuse beaucoup plus largement,
conformément à la prédiction du futurologue Alvin Toffler au début des
années 1970. Deux consultants américains, Joseph Pine et James Gilmore,
ont lancé le concept d'« économie de l'expérience » dans un article de la prestigieuse « Harvard Business Review " en 1998. Il s'agissait de « proposer aux consommateurs des expériences singulières, mémorables et économiquement valorisées ». En faisant l'impasse... sur le tourisme et l'hôtellerie.
Ce n'est pas un hasard si l'expérience client est devenue très en
vogue ces dernières années. Dans une concurrence de plus en plus forte,
tout ce qui permet de fidéliser le client devient précieux. Et les
progrès dans le traitement de l'énorme masse de données laissées par
chacun de nous dans les toiles numériques permettent de connaître
beaucoup mieux la « customer intimacy ", l'intimité du client. Aux
Etats-Unis, les chercheurs Michal Kosinski et David Stillwell
ont montré qu'on pouvait prédire à 95 % la couleur de peau d'un
individu sur la base de 68 de ses like sur Facebook. Avant ses ennuis,
Travis Kalanick, le fondateur d'Uber, affirmait que le prochain défi de
l'entreprise était de devancer les désirs de ses clients, en leur
proposant une voiture au moment où ils sortent leur smartphone pour en
commander une.
Simplifier les processus
La montée de l'expérience client constitue un défi, à la fois pour
les entreprises et pour l'action publique. Les entreprises doivent agir
sur trois fronts à la fois. D'abord, apprivoiser les données. Les outils
mathématiques manquent. Les rares experts sont recrutés à prix d'or par
les Gafa. Les responsables des systèmes d'information ont peu souvent
une culture data, les dirigeants commerciaux encore moins.
Ensuite, il faut simplifier les processus, car l'expérience client ne
repose pas seulement sur la qualité d'une transaction, mais aussi sur
sa facilité, sa fluidité, sa rapidité. Dans les grandes entreprises qui
ont accumulé des couches de process au fil des ans et des problèmes, le
passage d'une logique producteur à une logique consommateur est
redoutable. Dans les anciens monopoles publics, il peut tourner au
cauchemar. Un consultant a réussi à écrire 150 pages en se contentant de
raconter le raccordement à Internet du logement de sa belle-mère.
Les entreprises doivent enfin peaufiner le contact avec le client.
Quand celui-ci a longtemps été considéré comme un usager, un obligé,
voire un assujetti, le chemin est immense. Ce n'est pas facile non plus
quand les salariés ont été recrutés sur leurs compétences techniques et
non humaines. Ou quand ils n'ont jamais eu l'idée d'écouter le client.
Formation d'un petit monopole
A priori, les gouvernants sont moins directement concernés, même si
l'« expérience citoyen " a aussi son importance. Mais ils sont en
réalité en première ligne, à la fois sur la mesure et la régulation.
L'expérience client étant par nature individuelle, son prix est bien
plus complexe à connaître que celle d'un produit en tête de gondole. Les
entreprises déploient des trésors d'ingéniosité pour faire avouer à
chaque client son « consentement à payer ". La mesure des prix, et donc
des quantités, devient infernale. Or ces chiffres sont la base du
pilotage macroéconomique d'un pays.
Vient ensuite la question de la concurrence. Une expérience client
réussie, c'est la formation d'un petit monopole à l'échelle de chaque
transaction, de chaque consommateur. Difficile pour le gendarme de la
concurrence d'agir. L'économie de l'expérience client bouscule des
repères essentiels. Et ce n'est que le début.
https://www.lesechos.fr/25/10/2017/lesechos.fr/030777045984_comment-l-experience-client-bouscule-l-economie.htm,